Les points essentiels à retenir de cet article
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Le fossé entre l’IA personnelle et l’IA en entreprise : Il existe aujourd’hui un décalage majeur entre l’explosion des usages personnels de l’IA et son déploiement, plus complexe et plus lent, en milieu professionnel.
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L’échec des projets IA : Près de 80% des projets IA en entreprise n’aboutissent pas, notamment en raison de la complexité technique, des enjeux de sécurité des données et d’une inadéquation entre les attentes et la réalité.
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Le rôle crucial des RH : Face aux transformations du travail, la fonction Ressources Humaines RH a une « dernière chance » de prendre le lead , après avoir largement manqué les virages du digital et de la transition écologique.
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Les 5 futurs du travail : De l’augmentation de la cadence à l’avènement d’une « ère quaternaire » de la contribution sociétale, l’IA ouvre des scénarios concrets que les entreprises et la société au sens large se doivent d’explorer.
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Une montée en compétence non négociable : Pour piloter cette transformation par l’Intelligence Artificielle, les professionnels RH devront impérativement maîtriser la data et l’IA.
Depuis le lancement public de ChatGPT fin 2022, une vague d’enthousiasme pour l’intelligence artificielle déferle. Nos usages personnels se transforment à une vitesse folle, « des semaines qui peuvent paraître des années » tant les innovations en lien avec l’IA sont nombreuses et se succèdent à un rythme effréné. Pourtant, une fois la porte de l’entreprise franchie, le paysage parait radicalement différent. L’adoption semble globalement assez lente, les résultats souvent décevants et la fonction RH, au cœur du capital humain, semble encore spectatrice d’une révolution qu’elle devrait pourtant piloter.
Pour éclairer ce paradoxe apparent, nous avons eu le plaisir d’échanger avec Alexandre Stourbe, expert en transformation de la fonction RH, dans le cadre de notre podcast « AI@Work ». Il y pose un diagnostic à la fois lucide et sans concession sur la place future de l’IA dans nos organisations et pose une question de première importance : quel rôle les RH devraient-elles jouer dans ce qui s’annonce comme une transformation inédite du travail ?
Le grand décalage : pourquoi l’IA en entreprise ne tient pas (encore) ses promesses ?
« On pensait que ça allait aller très vite dans l’entreprise. […] Mais en réalité, aujourd’hui, ce n’est pas si incroyable que ça ». Ce constat d’Alexandre Stourbe résume parfaitement la situation actuelle. La première raison de ce décalage est peut-être d’abord culturelle. Notre imaginaire collectif, nourri par des décennies de films comme Terminator ou I, Robot, a forgé une « culture pessimiste de l’IA ». Cette peur, « presque normale » , engendre des résistances psychologiques et culturelles fortes au sein des équipes : « j’ai déjà vu en entreprise des personnes qui disent ‘Non mais jamais j’irai sur l’intelligence artificielle’ […] et c’était vraiment rédhibitoire ».
Cependant, pour Alexandre Stourbe, refuser l’IA aujourd’hui revient à avoir dit en 1990 : « non, je vais pas aller sur internet ». Une posture à la fois un peu veine et dangereuse en terme d’employabilité future.
Mais au-delà du facteur humain, des barrières techniques et organisationnelles freineraient aussi encore l’adoption véritable.
- La complexité réelle des métiers et de leurs processus : Là où un particulier utilise facilement l’IA pour améliorer son quotidien, un professionnel a besoin d’une IA plus spécialisée, experte et capable de gérer des quantités énormes de données complexes très spécifiques pour être réellement efficace. Les IA génératives d’aujourd’hui n’en sont le plus souvent pas capables, faute d’une adaptation réelle aux processus et besoins des métiers.
- La sécurité des données : Les entreprises ne peuvent pas laisser leurs informations stratégiques partir à l’extérieur, ce qui complexifie l’usage des modèles d’IA publics dont une grande part est par ailleurs pilotée depuis les USA ou la Chine..avec toutes les questions que cela pose en matière de sécurité et de souveraineté des données.
- La réglementation : En Europe, l’AI Act impose déjà des contraintes fortes (même si largement justifiées selon Alexandre Stourbe), en particulier en matière de « data humaine », un sujet ultrasensible, au coeur des préoccupations RH des entreprises.
Selon Alexandre Stourbe, ce cocktail de freins expliquerait largement pourquoi 70 à 80% des projets IA échouent encore avant même leur mise en production. Mais loin d’être un drame, il y voit plutôt une phase d’apprentissage nécessaire : « Le monde entier est au même niveau. […] Il faut s’autoriser à se dire qu’un certain pourcentage des projets ne vont pas aboutir et que ce n’est pas grave, […] on apprend ».
La fonction RH à la croisée des chemins : dernière chance pour monter à bord du train ?
« C’est votre dernière chance de vous racheter. » Ce message d’Alexandre Stourbe aux directions RH sonne comme un véritable coup de semonce. Il rappelle avec force que la fonction a déjà « complètement raté » le virage du digital il y a 20 ans , laissant les DSI piloter seules un sujet qui était avant tout humain.
Avec l’IA, répéter la même erreur serait fatal pour les professionnels des Ressources Humaines car, selon lui, « Le sujet IA en entreprise est fondamentalement un sujet RH ». Il s’agit en effet d’une redéfinition profonde des compétences, des métiers et du sens du travail. Il indique d’ailleurs que si les RH ne s’impliquent pas pour co-piloter cette transformation, ça peut être une catastrophe, à la fois pour les entreprises, les salariés et la crédibilité générale de la fonction.
La clé de cette prise de responsabilité selon lui ? La compétence des RH sur le sujet IA. Alexandre Stourbe dresse un parallèle éclairant avec les directions marketing, autrefois considérées comme les « directions coloriage » de l’entreprise. Face au marketing automation, elles ont su massivement investir le champ de la data pour devenir stratégiques et se réinventer. Selon lui, les RH doivent suivre la même voie : « bientôt, on ne recrutera plus une personne RH qui […] ne maîtriserait pas la partie Data RH ».
Les 5 futurs possibles du travail à l’ère de l’IA
Plutôt que de subir la technologie, il faut la penser, voire l’anticiper. S’appuyant sur les travaux de Tomorrow Theory, Alexandre Stourbe s’essaie à la prospective et esquisse cinq futurs possibles pour le travail avec la généralisation de l’IA :
- L’augmentation de la cadence : L’IA permet de produire plus, plus vite. L’entreprise choisit d’augmenter la charge de travail, créant des « ouvriers à la chaîne de l’intelligence artificielle ». Le risque : une explosion des problèmes de « santé mentale ».
- Le licenciement massif : C’est la vision purement financière. L’IA augmente la productivité, donc l’entreprise licencie pour accroître sa rentabilité. Alexandre Stourbe y oppose deux limites : l’impact désastreux sur l’attractivité des talents et une question de bon sens : si tout le monde est au chômage, « qui va consommer et faire fonctionner l’économie ? ».
- La réduction (supplémentaire) du temps de travail : L’IA fait gagner du temps, que l’entreprise redistribue aux salariés sous forme de semaine de 4 jours ou de congés supplémentaires, sans perte de productivité ni de salaire. Une option qui permettrait selon lui de mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle, notamment pour la gestion des enfants.
- L’entreprise apprenante : Le temps libéré par l’IA est réinvesti dans des activités à plus forte valeur ajoutée : brainstorming, exploration de nouveaux marchés, formation, etc. C’est l’opportunité de « refondre des process ou […] simplement à titre individuel aller apprendre de nouvelles choses ».
- L’ère quaternaire de la contribution sociétale : C’est le scénario le plus ambitieux. Le travail est redéfini autour de la création de « valeurs socio-économiques ». Une semaine type pourrait s’articuler ainsi : 2 jours de production assistée par IA, 1 jour dédié à l’apprentissage (l’entreprise apprenante), 1 jour « off » (réduction du temps de travail), et 1 jour consacré à la contribution sociétale (bénévolat, mentorat…). Selon Alexandre Stourbe, ce modèle est déjà en germe dans des initiatives comme celles d’une grande banque française, qui reverse déjà une partie de son chiffre d’affaires à des associations.
Conclusion : L’IA, une opportunité unique pour réinventer le travail ?
Loin des visions dystopiques, Alexandre Stourbe nous invite dans ce podcast à considérer l’IA comme une opportunité historique de réinventer le travail plutôt que de craindre sa disparition. Chaque grande révolution technologique a d’ailleurs appliqué la « théorie des déversements » : les emplois détruits dans l’agriculture ont été déversés dans l’industrie, puis ceux de l’industrie vers les services.
Aujourd’hui, Alexandre Stourbe pense que l’IA pourrait être le catalyseur de notre basculement vers une « ère quaternaire », celle de la contribution. Un futur où la valeur créée n’est plus seulement économique, mais aussi profondément sociale. Le choix entre les cinq futurs (plus ou moins positifs) n’est selon lui pas une fatalité technologique ; c’est une décision stratégique et humaine qui doit être prise maintenant.
Au sein des entreprises, et au coeur du CODIR/COMEX, la fonction RH, si elles s’empare pleinement de son rôle, a les cartes en main pour dessiner un futur du travail plus humain, plus flexible et, surtout, porteur de sens avec une équation économique générale positive.