Alors que des pans entiers de l’économie (aéronautique, transport, tourisme…etc) sont au cœur d’une traversée du désert qui pourrait s’avérer longue et difficile, nous assistons à une prise de conscience générale de l’impact potentiel de la crise sur nos emplois.
Ainsi, en juin 2020, 41% des français actifs avaient peur de perdre leur job à la suite du Covid_19 (Odoxa-Dentsu), et en octobre 2020, c’était même près d’un cadre sur deux qui envisageait une reconversion dans les deux ans (Ifop/mp).
Sans que nous ayons une idée précise de la magnitude des bouleversements à venir sur le marché de l’emploi, il paraît donc évident que nous allons assister à un phénomène important de déséquilibre entre l’offre et la demande sectorielle et par conséquent à un mouvement de « migration » des talents issus de secteurs et/ou métiers en souffrance vers d’autres qui demeurent porteurs (digital, supply chain, ventes, santé..etc).
Mais la difficulté majeure reste que, dans nos modes de fonctionnement collectifs, nous n’avons aujourd’hui guère l’habitude de considérer pour un emploi quelqu’un qui ne présente pas d’expérience confirmée dans le domaine ou le métier en question.
En tant que recruteurs et aussi spécialistes de l’outplacement, nous le constatons en effet tous les jours ; malgré la carence de certains profils, la majorité des entreprises cherchent encore principalement des talents « plug and play », immédiatement opérationnels et qui disposent d’une « expérience réussie » de la fonction à pourvoir.
Or, outre que cela conduit à un jeu de chaises musicales couteux et peu efficient (quelques talents profitant bien légitimement de la pénurie pour faire monter régulièrement les enchères autour de leurs compétences dites rares), ce biais peut clairement nous empêcher de limiter les dégâts à venir sur le front de l’emploi.
Profondément ancré, ce fonctionnement n’a évidemment rien de nouveau et est très loin d’être du seul fait d’une seule partie prenante. Toutes ont leur part de responsabilités et notamment :
- Les acteurs de l’éducation et de la formation qui promeuvent encore majoritairement un modèle de compétences dans lequel le savoir technique (qui génère en lui-même bien souvent une pensée en silo) occupe une importance disproportionnée par rapport aux « soft skills » qui sont par nature transversales,
- Les recruteurs, qui ont des difficultés à challenger leurs donneurs d’ordre et sont par ailleurs souvent insuffisamment « équipés » pour évaluer correctement ces fameuses « compétences transférables » qui rendraient bien des candidats (aujourd’hui exclus des processus de recrutement), pertinents,
- Les entreprises qui ont une aversion particulièrement exacerbée au risque et se limitent donc à la recherche du profil optimal (notamment en raison des coûts significatifs induits par l’échec d’un recrutement),
- Les candidats eux-mêmes qui ne sont pas toujours capables d’identifier et de mettre en avant correctement leurs acquis développés dans un secteur et un métier donnés en regard des besoins d’un autre secteur ou métier.
Connu de tous, ce manque de fluidité et de mobilité au sein du marché du travail pouvait (presque) être acceptable lorsque le taux de chômage global était de 7,8% et celui des cadres d’environ 3,4%.
Ce ne sera désormais plus le cas, sauf à accepter une situation caractérisée d’un côté, par un chômage structurel record et de l’autre, par des pans entiers de l’économie bridés dans leur développement par le manque de capital humain.
Mais puisque de toutes les crises naissent aussi des opportunités peut-être avons-nous aujourd’hui une occasion unique. Celle de repenser nos modes de fonctionnement et, du côté des décideurs, celle de mettre le paquet sur la mobilité professionnelle (intersectorielle, fonctionnelle, géographique…etc).
En ce domaine, beaucoup de bonnes idées existent et chaque initiative doit être encouragée.
De notre côté, et sur la base de de notre expertise pluridisciplinaire, nous souhaitons aujourd’hui en avancer deux qui nous sembleraient intéressantes :
- La création d’un Visa « Rebond» : partant du principe que dans le cadre d’une mobilité intersectorielle ou d’une reconversion pure, le CV n’a pour le recruteur potentiel qu’une valeur très limitée pour aider à la décision, nous préconisons de le compléter par un nouvel outil dédié à la mise en évidence des caractéristiques du candidat qui permettent de prédire avec un bon niveau de fiabilité son adéquation avec le poste, l’entreprise ou le secteur visés : le Visa « Rebond ». Principaux leviers de motivation, savoirs techniques et savoir-faire transférables, compétences personnelles (soft skills) transversales, appétences dominantes…autant d’items pertinents qui peuvent être mesurés afin de fournir au recruteur une véritable cartographie du profil du candidat. Bien entendu, afin qu’il ait une valeur véritable et ne soit pas purement basé sur du déclaratif, l’établissement du Visa devrait être confié à des tiers de confiance, neutres et disposant d’une expertise réelle et certifiée dans l’évaluation et le bilan des compétences et des parcours professionnels. Egalement, les candidats devront pouvoir recourir à cet outil sur la base du volontariat (il ne doit en aucun cas être imposé) dans le seul but de donner plus de lisibilité à leur profil. Mais parce que le constat est désormais largement partagée que la personnalité et les compétences transversales constituent des facteurs clé de succès décisifs dans un poste (le savoir technique pouvant bien souvent s’acquérir par ailleurs ..et de nombreux dispositifs existent à cet effet), voilà un changement d’approche qui nous paraitrait utile. Il ne pourrait que faire évoluer positivement certaines de nos idées préconçues tout en boostant l’employabilité de profils en mobilité/reconversion qui peuvent à coup sur rendre de fiers services à des entreprises aujourd’hui en manque de ressources humaines.
- L’aide à l’embauche des personnes en reconversion : Nous l’avons mentionné, une raison majeure pour laquelle les entreprises cantonnent leurs recherches aux profils « plug and play » reste le coût très significatif induit par l’échec d’un recrutement. La conséquence directe et bien compréhensible de cet état de fait est que la plupart d’entre elles préfèrent ne pas recruter plutôt que d’ouvrir leurs processus de recrutement à des profils en mobilité intersectorielle ou en reconversion qui ne sont par nature probablement pas immédiatement opérationnels ou performants. Dans la situation à venir, caractérisée par des dizaines (centaines ?) de milliers de personnes contraintes de changer de secteur d’activité et/ou de métier, ce frein structurel pourrait avoir des conséquences dramatiques. Par conséquent, de la même manière qu’une aide à l’embauche exceptionnelle a été mise en place pour les alternants dans le cadre du récent plan de relance, il nous semble que la mise place d’un dispositif puissant dédié à l’embauche de personnes en mobilité intersectorielle et reconversion à la suite d’un PSE ou d’une restructuration pourrait avoir un impact très positif. Les entreprises se trouveraient confortées et puissament incitées à prendre « le risque » d’embaucher de tels profils. Effet corollaire positif : le processus d’apprentissage de ces derniers (et donc leur réussite à terme dans dans leur poste) se trouverait aussi largement optimisé par la mise en action et la confrontation au réel. En effet, les modèles d’accompagnement à la transition professionnelle ont aujourd’hui le biais de mettre principalement en avant l’apprentissage par la formation traditionnelle. Or, les études l’ont prouvé, l’apprentissage et le développement des compétences se concrétisent mieux dans le cadre d’un modèle mixte 70-20-10 : 70% par l’activité dans le poste, 20% par les interactions interpersonnelles et 10% par des sessions de formation classiques. Autrement dit, pourquoi ne pas financer pour partie le premier emploi des « reconvertis » dès lors qu’ils se dirigent vers un secteur en tension ? En raison des effets d’aubaine ? Ils existent certes, mais un calibrage est possible et la balance bénéfices / risques semble par ailleurs bien raisonnable au regard des enjeux.